Interview du Général d’Armée Jean-Louis Georgelin, Chef d'état-major des Armées
L’Express
5 juillet 2007
Propos recueillis par Romain ROSSO
Depuis votre arrivée à la tête de l’état-major, vous ne cessez d’évoquer un durcissement des conflits. Quels sont les dangers à venir ?
Autrefois, les choses étaient simples. Il y avait une menace claire, c’était la menace soviétique. On se préparait à un conflit unique, bref, à nos frontières. Aujourd’hui, les facteurs d’insécurité sont plus diffus. Je dirais que nous sommes dans une spirale de l’instabilité. Grâce à la construction européenne, nous avons évacué l’idée de la guerre. Pourtant, la guerre n’a pas disparu. Partout dans le monde, les tensions augmentent au lieu de décroître. On l’a vu, bien sûr, avec les attentats du 11 septembre 2001, qui nous ont conduit à reconsidérer profondément la nature des risques terroristes. On le voit avec la prolifération nucléaire, en Iran et en Corée du Nord. Au Moyen-Orient, le processus de paix est en recul depuis plusieurs années. La guerre en Irak fragilise l’équilibre mondial. Dans beaucoup de pays, notamment en Asie (Inde, Chine, Japon), je note que les budgets consacrés à la Défense sont revus à la hausse.
Sommes-nous menacés ?
Il ne faut pas avoir une vision angélique des relations internationales. Le militaire doit se préparer à toute éventualité, et permettre aux dirigeants politiques de répondre de façon appropriée à une brusque aggravation de la situation internationale ou à une surprise stratégique. L’histoire de l’humanité en donne beaucoup d’exemples. L’Europe n’est pas durablement à l’abri.
Pour les armées françaises, quels sont les défis opérationnels ?
Je souscris à l’expression d’un ancien secrétaire d’Etat américain à la Défense : " Dans un contexte de plus en plus imprévisible, il s’agit maintenant de prévoir d’être surpris et de s’attendre à l’inattendu. " Jusqu’à présent, nous avons été impliqués dans des opérations de maintien de la paix, dans les Balkans, en Afghanistan, en Afrique, au Liban, etc. Elles ont eu pour effet de geler les conflits qui étaient susceptibles de se développer. Je veux mettre en garde contre l’illusion - que pourraient donner ces opérations extérieures - que nous sommes installés dans une espèce de forme mineure d’action militaire. Au moment où le monde devient de plus en plus dangereux, ma responsabilité est de préparer l’armée française afin qu’elle soit en mesure de faire face à des conflits plus durs et plus importants.
La France en a-t-elle les moyens ?
Nous avons une armée professionnelle de 250 000 militaires. 12 000 sont actuellement déployés en opérations sur 29 théâtres, dont cinq principaux. Nous devons être capables, selon le contrat opérationnel fixé dans la loi de programmation militaire, d’aller jusqu’à 20 000 hommes. Si la situation l’exige, ce contrat demande également aux armées de pouvoir engager une force terrestre de 50 000 hommes sans relève, auxquels s’ajoutent un groupe aéronaval et un groupe amphibie avec leur accompagnement, notamment les sous-marins nucléaires d’attaque et une force aérienne de 100 avions de combat. A titre de comparaison, en Irak, les Britanniques ont envoyé, initialement, 45 000 hommes et les Américains, 250 000. Ce qui montre le caractère raisonnable du dispositif français. En d’autres termes, la France a les moyens d’envoyer de nouvelles forces.
Devant l’Assemblée nationale, vous avez pourtant souligné un manque d’engins destinés au transport de troupes…
Ce n’est pas contradictoire. Nous avons, c’est vrai, des lacunes capacitaires, que nous essayons de combler _ en affrétant notamment des avions civils ou des bateaux cargos, comme, d’ailleurs, toutes les armées du monde. C’est pourquoi les avions de transport A400M et les hélicoptères NH90 de transport sont absolument primordiaux. En raison de la multiplicité des théâtres d’opérations sur lesquels nous sommes engagés, nous connaissons également des difficultés avec nos systèmes d’information et de commandement. En matière de capteurs de renseignements, les moyens sont justes suffisants pour éviter d’être rapidement saturés.
Les quelque 1000 soldats français présents en Afghanistan vont-ils rentrer ?
Comme l’a dit le président de la République, nous n’avons pas vocation à rester sur place. Pour l’heure, nous sommes engagés dans un dispositif sous commandement de l’Otan. Nous exerçons nos responsabilités dans la région centre de Kaboul. Nous pourrons nous retirer à la condition que l’armée afghane soit capable d’assurer la sécurité de son territoire. Le chef de l’Etat vient d’ailleurs de décider de renforcer les moyens mis à disposition de la Force internationale d’assistance à la sécurité (Fias). Trois OMLT (Operational mentoring liaison team), soit 150 hommes supplémentaires, vont être prochainement déployées pour renforcer la formation de cette armée. J’espère que, d’ici à l’été 2008, nous observerons des progrès très sensibles.
Et en Côte d’Ivoire ?
La situation est différente. La force Licorne agit en soutien de l’Onuci. Par ailleurs, nous assurons la sécurité de nos ressortissants. En vertu de l’accord de Ouagadougou, signé le 4 mars dernier, par le président Laurent Gbagbo et l’ancien chef de la rébellion nordiste et actuel Premier ministre Guillaume Soro, le pays a entamé un processus de réconciliation nationale, que nous devons accompagner. Nous avons déjà réduit notre effectif, désormais de 2900 soldats. Et nous continuerons de l’adapter au fur et à mesure que ce mouvement évoluera dans les faits.
Le ministre de la Défense souhaite un budget autour de 2% du PIB. Est-ce suffisant ?
Il est actuellement de 1,67% du produit intérieur brut (PIB), selon les normes de l’Otan -1,9% si l’on inclut la gendarmerie. Ce chiffre est inférieur à ce qu’il était en 1996, au moment de la professionnalisation. Par conséquent, l’effort en matière de défense me paraît tout à fait mesuré. Il est évident qu’un budget à 2% du PIB serait de nature à rendre plus aisé les travaux de la prochaine loi de programmation militaire, couvrant la période 2009-2014. Cela ne me semble pas extravagant, si nous voulons jouer un rôle de premier plan au niveau international, à la hauteur de notre histoire, de notre statut de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU et d’élément moteur de la politique européenne de sécurité et de défense.
Où en est la décision de construire un second porte-avions ?
Le "PA " avait été inscrit dans le modèle d’armée 2015, avec la mention
"Si les conditions économiques le permettent." Dans ma fonction précédente, j’ai moi-même fait valoir la nécessité d’y réfléchir en coopération étroite avec nos amis britanniques. Les résultats ne sont pas aussi prometteurs que ce que j’avais pu espérer.
Autrement dit, il sera difficile de le financer…
Dans l’équation budgétaire actuelle, son financement va nous poser un défi redoutable.
Le président Sarkozy vient de réaffirmer sa volonté de " remettre à plat " tous les programmes en cours…
Avant la prochaine loi de programmation militaire, un état des lieux sera réalisé sous l’autorité du ministre de la Défense, puis un livre blanc sera lancé. Le précédent date, certes, de 1994, mais nous l’avons constamment réévalué. Il est naturel et salutaire qu’au moment où arrive un nouveau chef des armées l’on examine l’organisation et les options militaires, afin de réorienter la politique de défense de la France.